Compte-rendu de recherche à partir du General Evolution Research Group (GERG)
6 décembre 2018
On fait part ici de prédictions de nouvelles idées scientifiques sur le long terme. Cet article fait suite à l’ « Introduction aux mathématiques idéométriques » et une série d’articles (Cf. Agorathèque, 2016-2018). Il consiste à expliquer comment l’idéométrie annonce une époque nouvelle caractérisée par des façons de penser et de vivre très différentes de ce qu’on aura vu et éprouvé jusqu’alors.
Un autre type de morale
Prédiction : L’éthique évaluative sera comprise comme un autre type de morale. Elle posera en principe que ni l’obligation, ni la réprobation, ni la criminalisation (en tant qu’exprimant la réprobation) n’ont en soi de valeur éthique.
Précisions 1: Le modèle idéométrique de l’enfant indiquera ce genre de remise en question. Compte tenu de l’immaturité extrême de l’enfant, l’idée de jugement moral n’aura de pertinence qu’en tant qu’apprentissage. L’idée de devoir absolu ne sera pas plus pertinente, ni celle de méchanceté au sens propre, ni celle de la punition au sens de la sanction réfléchie, ni davantage celle de la culpabilité. Il s’agira bien plutôt que l’enfant se développe tout en progressant en tant qu’être humain.
Précisions 2: On ne voudra plus s’imposer de devoir absolu (quoi qu’il en soit du vocabulaire utilisé), mais plutôt développer une sensibilisation nouvelle. On ne voudra plus parler de méchanceté au sens propre de ce mot, mais plutôt d’actions plus ou moins volontairement dégradantes ou déshumanisantes. Si on parle de punition, on voudra parler de sanctions sociales (conscientisation, contravention …) plutôt que morales (culpabilisation, criminalisation …). La connotation morale ancienne n’y apparaîtra plus qu’à l’état de vestige.
Précisions 3: L’éthique évaluative comportera la critique de tout esprit de réprobation et de toute morale impérative. Il ne s’agira plus de combattre les comportements ou les attitudes d’autres personnes, mais de faire avancer la société humaine en son sens le plus universel du respect des autres, c’est-à-dire la société humaine comprise comme l’ensemble de toutes les cultures morales, celles-ci étant identifiables aux différents groupes d’appartenance identitaire.
Précisions 4: Le bien moral n’y sera pas posé comme loi morale, mais comme recherche du bien et comme critique progressive de la morale, y compris comme critique de l’idée de la loi morale et de l’idée du devoir moral, tout en visant le meilleur développement humain pour moi, les miens (mon groupe identitaire) et l’humanité entière (comprise comme l’ensemble exhaustif des groupes identitaires).
Précisions 5: À ce propos on aimera se référer à Jean-Marie Guyau, qui y a fait allusion en écrivant « cet étrange principe de l’ordre, que trouble une volonté rebelle et que la souffrance seule peut rétablir » (Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, 1885).
Prédiction : Le fait de ne plus poser les problèmes en termes de lois, d’obligations ou d’interdictions absolues permettra d’envisager d’autres réponses possibles. Alors que l’éthique impérative aura interdit en principe toute réponse différente de celle qui résulte de l’obligation, l’éthique évaluative en admet plus d’une, en nombre qui reste indéterminé.
Des dilemmes aux multilemmes
Prédiction : Les problèmes moraux envisagés de façon traditionnelle comme ceux qu’auront pu poser les pratiques de l’avortement, de l’euthanasie, du sacrifice d’une vie humaine en vue d’un bien supérieur, etc. auront comporté une alternative dont l’un des termes doit être la bonne réponse et l’autre, par le fait même, la mauvaise. L’éthique évaluative proposera de considérer ces problèmes comme des multilemmes dans lesquels, en définitive, il n’y a pas nécessairement de réponse mauvaise, mais plutôt un nombre indéfini de réponses qui ne sont pas moralement mauvaises, mais plus ou moins bonnes.
Précisions : Cette façon de comprendre les problèmes moraux se sera trouvée d’ailleurs, dans nombre de cas, davantage en accord avec la sensibilité postmoderne (fin XXe – début XXIe siècles). Ainsi, par exemple, dans les situations de la vie courante, ni la personne qui refuse de participer à un avortement ni celle qui décide d’y participer ne sont à blâmer ou à criminaliser. Certes, on pourra parfois considérer que, compte tenu de certaines circonstances, il vaudrait mieux agir d’une de ces deux façons plutôt que de l’autre. En outre, on pourrait améliorer l’action en lui ajoutant toutes sortes de modalités souhaitables comme, par exemple, déconseiller l’avortement en prévoyant des mesures d’aide économique à la mère ou en ayant recours à des parents adoptifs, ou opter pour l’avortement en prévoyant des mesures éducatives, susceptibles de faire évoluer les mentalités réprobatrices. Les problèmes moraux ainsi envisagés ne seront plus des situations insidieuses comme si on devait à tout prix se dégager d’un piège infernal. Ce seront des situations humaines qui appelleront des réponses humaines multiples, d’après les personnes réelles et les situations de la vie.
1 Qu’est-ce que l’éthique évaluative?
L’éthique à venir sera principalement évaluative, ce qui signifiera que :
1) Elle impliquera de ne pas hésiter à évaluer et à réévaluer tout type d’action, ce qui élargira le champ de l’éthique, et ce qui sera en contraste avec l’éthique impérative, qui tend à se passer de réévaluation et même, souvent, d’évaluation d’après les situations de vie concrète.
2) Le fait de renoncer à la réprobation et de la remplacer par une désapprobation évaluée d’une façon appropriée à la situation changera les attitudes morales et, par exemple, l’atmosphère des débats sur les problèmes éthiques.
3) Elle sera conçue comme évaluative d’abord, parfois prescriptive ensuite, ce qui aura pour effet de modifier profondément notre façon d’aborder les problèmes moraux et nos modes de résolution.
Prédiction : On critiquera et on relativisera de façon générale la réduction de l’éthique aux prescriptions de devoirs.
Précisions 1: Avec la modernité, on aura cru que l’affranchissement de la croyance religieuse traditionnelle signifiait que l’humain en était arrivé à l’autonomie. C’était une illusion. L’humain n’aura eu encore que l’auto-capacité très relative de commencer à comprendre et à agir socialement par ses propres moyens. Il aura été à l’image de l’enfant « trottineur » qui se trouve enfin capable de se déplacer seul. Or, quoiqu’il puisse croire, il n’a pratiquement aucune autonomie véritable. À tout moment, il risque de tomber et il est encore restreint à un espace très étroit (bien que, quand même, déjà beaucoup plus vaste que l’utérus!).
Précisions 2: Il sera arrivé très souvent qu’on utilise sans critique appropriée la notion de devoir comme si elle s’imposait dès qu’on a affaire à l’éthique. Ainsi la question de Socrate était de « savoir comment on doit vivre » (La République, I, 352d). Pourquoi pas par exemple « savoir comment il importe de vivre » ou « savoir quelle façon de vivre est préférable » ou « laquelle vaut mieux »? Il est évident qu’on peut trouver qu’une action est bonne sans pour autant s’en faire une obligation; c’est le cas de la plupart des actions de la vie courante : chercher à améliorer ses conditions de vie, son éducation, ses connaissances, être aimable, se faire du souci pour une personne, etc.
Précisions 3: Le sens du devoir et le sentiment religieux tirent sans doute leur origine d’une source commune. Le mot religion, comme le mot sacré, connote l’interdiction et l’obligation; il connote aussi ce qui condamne si on se soustrait à l’obligatoire.
2 La critique de la morale du devoir
Prédiction : Il deviendra évident et notoire que même les plus grands philosophes se sont lourdement trompés sur leur capacité de jugement moral.
Précisions : Les jugements d’Aristote sur la nature de la femme seront apparus dans la modernité dépassés. De même, les propos de Kant sur la peine de mort et sur la place des femmes dans la société auront plus que déçu. Le ralliement de Heidegger au Parti national-socialiste aura plus que détonné …
L’expérience historique de l’éthique du devoir
On aura dit souvent que l’expérience éthique est le seul point de départ valable de la théorie éthique, et que, dès qu’on perçoit le bien, il en découle l’exigence de le faire être. Or il est sûr que nous éprouvons fortement le sens du devoir comme tel. N’est-ce pas également une détermination fondamentale de notre être? Par exemple, comment accepter que nous n’ayons pas un devoir d’intervenir pour prêter assistance à une personne en danger?
Prédiction : On montrera plutôt que la « personne en danger » ne commandera plus notre assistance dès qu’on découvrira qu’elle se veut membre d’un groupe qui se trouvera en conflit violent avec le nôtre. Alors nous éprouverons aussi intensément le devoir inverse de mettre sa vie « criminelle » en danger.
Précisions 1 : Les sociétés modernes auront conservé jusque vers le milieu du XXe siècle ce que Gilles Lipovetsky a appelé « le schème religieux de l’impérativité illimitée des devoirs » (Gilles Lipovetsky, Le crépuscule du devoir. L’éthique indolore des nouveaux temps démocratique, 1992). Selon lui, le culte des devoirs n’a plus de crédibilité sociale. Les mœurs et les idées se sont transformés. On ne croit plus que l’individu doive se sacrifier corps et âme pour la collectivité. Par exemple, les sacrifices massifs de plusieurs milliers de soldats en vue de « sauver la patrie », comme à la Première Guerre mondiale, et qui étaient faits plutôt pour « l’honneur de la nation » sont devenus très improbables dans les sociétés modernes. La pensée même qu’on puisse invoquer le sacrifice de cette façon provoquerait l’indignation.
Précisions 2 : Sur le plan intellectuel, les idées ont changé et on s’est tourné majoritairement vers les théories ou les principes mis de l’avant par Marx, Nietzsche, Freud et même Sade, plutôt que d’accorder du crédit à la morale classique. Les réactions émotives n’ont plus la même signification que dans les siècles antérieurs. On ne voit plus comme normaux les supplices en public et on voit comme de moins en moins normale la peine de mort. On s’indigne davantage par exemple de l’exploitation de la prostitution que de la prostitution elle-même, du harcèlement sexuel que de la licence sexuelle, des mauvais traitements infligés aux enfants que de leur désobéissance.
Prédiction : Éprouver le sens du devoir, percevoir le bien, c’est-à-dire croire qu’on le perçoit, ne prouveront aucunement que ce devoir ni que ce bien soient justifiables en tant que tels.
Précisions : On aura jadis éprouvé le devoir de se sacrifier pour sa foi, de sacrifier d’autres personnes pour diverses causes sacrées, de torturer, supplicier, massacrer, convaincu à chaque fois qu’elles le méritaient et qu’il fallait le faire. L’expérience de la vie morale n’aura nullement prouvé la valeur de la conception particulière de la morale qui l’accompagne. On pourrait d’ailleurs opposer à l’expérience individuelle l’expérience collective et historique, qui montrerait qu’il fait aussi bien partie de la vie éthique que l’expérience morale se transforme à travers les cultures et à travers les âges.
Prédiction : La liberté du sujet humain désireux de bien agir se trouvera encore longtemps limitée par son ignorance, sa naïveté et son peu de maîtrise de l’action éthique ou politique. Il ne se permettra plus de poser de loi absolue. Sa liberté lui permettra en fait ce que nous pourrons appeler des principes de jugement et d’action, qui seront révocables, si bien qu’ils relèveront de la suggestion, de l’exhortation ou de la recommandation plutôt que de la législation absolue.
Précisions 1 : Si le sujet humain décide d’adopter une loi ou de se conformer à une loi existante, et si on suppose qu’il le fait de la façon la plus rationnelle possible, c’est qu’il se le sera proposé comme meilleure action et non comme devoir.
Précisions 2 : S’il aura été difficile d’en être conscient, cela aura été en partie en raison de la situation d’irrespect entre les groupes. Chaque groupe a sa propre culture morale qui tend à édicter des obligations morales et à les faire passer comme les seules prescriptions qui soient concevables. Les soi-disant obligations des autres groupes n’ont aucune valeur morale. Il aura même fallu les dire mauvaises ou diaboliques lorsqu’elles nous nuisaient. Il en sera découlé une autre rupture logique. On n’inférera pas logiquement à partir de « c’est notre devoir » énoncé dans notre groupe à « c’est notre devoir » énoncé dans l’autre groupe et vice versa. Notre devoir de prendre tous les moyens pour nous défendre sera en contradiction avec leur devoir formulé identiquement tout en étant dépourvu de valeur.
Prédiction : La position la plus rationnelle aura été celle qui résulte de la meilleure évaluation possible dans un contexte historique particulier.
Précisions 1 : Les sceptiques qui entendent rejeter toute morale se seront trompés autant que ceux qui prétendent justifier absolument la morale, et pour la même raison de fond : le faux présupposé de leur pleine capacité de juger. … Nous nous reposerons sur des principes de jugement et d’action qui resteront des principes révocables, si bien qu’ils relèveront de la suggestion, de l’exhortation ou de la recommandation plutôt que de la législation.
Précisions 2 : Kant appelle « impératif catégorique » le devoir de portée universelle. Il écrit que « le devoir est la nécessité d’accomplir une action par respect pour la loi » (Fondements de la métaphysique des mœurs). Lorsqu’il donne des exemples pour illustrer les propositions de la morale, il présuppose sans discussion et même sans allusion à d’autres interprétations que la proposition de base doit prendre la forme d’un devoir quelconque. Ses raisonnements ont implicitement une forme dichotomique : dois-je respecter ma promesse? Ou dois-je manquer à ma promesse si cela m’est intéressant? Autre exemple : dois-je refuser de me suicider? ou dois-je me suicider si je considère que la vie m’est un trop lourd fardeau? Ainsi il peut démontrer qu’accomplir son devoir conformément à l’impératif catégorique est la réponse rationnelle. Cependant pourquoi ne pas considérer par exemple : est-ce que je décide de tenir ma promesse parce que c’est mon devoir, ou est-ce que je décide de tenir ma promesse parce que j’évalue que cette décision est prise sur la base des meilleurs motifs à ma connaissance et des plus désintéressés?
Précisions 3 : On aimera se référer à un auteur, un temps presque oublié, Alfred Fouillée, dans sa Critique des systèmes de morale contemporains, éditée d’abord en 1882 puis rééditée en 1911, qui a remarqué que Kant oublie de critiquer l’implication du devoir en tant que tel dans l’exposé de sa théorie, et qu’il parle du devoir tel un « fait de la raison » comme si cela était une pure évidence. En boutade, Fouillée compare l’impératif catégorique des hommes à la ruche des abeilles, supposés aussi nécessaires l’un que l’autre dans l’ordre de la nature.
Prédiction : L’idée du caractère relatif du devoir ne signifiera pas que le devoir soit sans importance. Au contraire, il existera notamment un rôle pédagogique et social du devoir. Ainsi, il sera avantageux que le sens du devoir soit développé chez ceux qui ne ressentent pas suffisamment l’importance de certaines valeurs. C’est typiquement le cas de l’enfant, et ce peut l’être souvent aussi de l’adulte.
Précisions : C’est une des raisons qui font que les sociétés se dotent de lois sévères qui portent souvent sur de nouveaux objets ou même vont à l’encontre de certaines traditions. Par exemple, on jugera que certaines valeurs, telles que la santé ou la protection de la vie humaine, méritent une plus grande considération que ce que les coutumes ou les préjugés véhiculent, et qu’il importe d’y sensibiliser le public; ce peut être une bonne raison d’instituer de nouveaux « devoirs » d’ordre pédagogique.
Prédiction : Un certain conservatisme social prospérera sous l’étiquette « Ordre et Progrès » impliquant la paix sociale en tant que nécessaire au développement humain à long terme le plus normal.
Précisions : On aura reconnu dans « Ordre et Progrès » la devise du positivisme fondé par Auguste Comte, dont les conceptions morales recoupent parfois celles qui sont développées en idéométrie, notamment sur le plan de l’accessibilité à l’éducation et de la découverte d’un sens pour l’humanité.
Prédiction : En accord avec cette perspective, l’argument de mœurs sera défini comme celui qui consiste à invoquer la valeur de l’ordre public.
Précisions : On verra cependant les limites d’une telle approche sur le plan de l’éthique. Il importera, encore là, de garder à l’esprit que toute forme de devoir ou de droit, de même que toute conception de la justice qui se réduit à la sauvegarde de l’ordre existant, peut être remise en question afin de permettre à l’humain de changer ses institutions et de poursuivre son développement sur le long terme.
La recommandation
Prédiction : On appellera ici en tant que composante cruciale de l’éthique évaluative, l’« éthique recommandative », qui évaluera les actions de façon à identifier les plus sûres et les plus aidantes des meilleures actions, ou le mot aidantes signifiera qu’on met l’accent sur le soutien au développement humain individuel ou collectif, plutôt que de tenter de leur nuire. La recommandation apparaîtra comme l’outil générique du respect tout inclusif.
Précisions 1 : L’éthique recommandative consistera à faire le bien pour des raisons positives telles que la reconnaissance de tous en vue de leur apporter de l’aide à tous, quels qu’ils soient et quels que soient leurs groupes d’appartenance respectifs.
Précisions 2 : L’éthique évaluative s’exprimera souvent dans les termes du conseil, de la recommandation, de l’encouragement à l’amélioration ou de l’aspiration au bien. On n’hésitera pas à évaluer tout ce qu’on pourra sur la base de principes d’humanisation, de développement de potentiels humains individuels ou collectifs, sans crainte d’être réprouvé en cas d’erreur. On regrettera les résultats d’évaluations erronées ou insuffisants, mais on ne réprouvera pas pour autant. On ne cherchera donc pas, non plus, à trouver des boucs émissaires.
3 La critique de l’éthocentrisme
Prédiction : On constatera que le langage le plus ordinaire est imprégné par une sorte de morale primaire et souvent violente.
Précisions 1 : R. M. Hare a identifié des « mots moraux » (moral words) qui ont une force prescriptive que les mots ordinaires n’ont pas (R.M. Hare, Moral Thinking, Its Levels, Methods and Points, 1981). Par exemple, les mots « devoir » et « promettre » sont des mots moraux. Lorsqu’on prononce « je dois » ou « je promets », on fait plus que désigner ou signifier une valeur ou une action, on effectue un acte de langage qui implique l’engagement moral du locuteur. Un autre auteur, J. R. Searle, précise que le locuteur est impliqué du fait de prononcer ce mot moral même si ce n’est pas lui qui fait la promesse. Lorsque quelqu’un dit « A fait la promesse X », il ne fait pas que décrire un engagement de A qui serait seulement l’affaire de A; il s’engage lui-même dans une conduite morale parce qu’il traite A comme une personne qui s’est effectivement engagée à faire quelque chose qui est désigné par X. Il s’engage, par exemple, à réprouver A si celui-ci manque à sa promesse. L’usage même du mot « promesse » véhicule la prescription (J. R. Searle, Speech Acts. An Essay in the Philosophy of Language, 1970). L’exercice de la langue suppose en somme originellement un « tu dois » qui s’inscrit dans les règles grammaticales elles-mêmes.
Précisions 2 : Le langage utilisé ici même aura reflété cette réalité. Des expressions comme « il importe » ou comme « il ne faut pas » connotent la prescription morale. Je vais simplement supposer que, lorsque j’écris « il importe », le lecteur saisit que cela ne veut pas dire la même chose que « il faut » et que, lorsque j’écris « il ne faut pas… », cela ne veut pas dire « il faut ne pas… », mais bien « il est faux qu’il faille… » même si les deux dernières expressions sont inusitées dans le français courant.
Prédiction : On découvrira que ces mots et ces expressions auront pu être déjà employés de façon neutre s’ils désignent une action étrangère au groupe. Ainsi, si un membre d’un groupe ennemi de notre groupe contracte une promesse envers une personne dans son propre groupe, on n’estimera pas dans notre groupe que cet engagement soit véritable.
Précisions : Cet engagement a à peu près le même statut qu’une promesse faite par un personnage dans un roman. Il en va de même pour tous les devoirs qui sont conçus dans le groupe adverse pour ce groupe adverse. La question de savoir si l’on peut établir une culture morale commune avec le groupe adverse dans laquelle sa promesse de faire la paix avec notre groupe soit comprise comme telle est une question distincte et importante.
Des langages de combat
Prédiction : On découvrira que le langage usuel, dans n’importe quelle des langues actuelles, constitue un langage de combat, qui sous-tend une morale de combat, laquelle prend inévitablement la forme d’une morale impérative.
Précisions : À l’armée en temps de guerre, on insiste constamment sur la discipline et le devoir du combattant. De même, dans le langage, il persiste une situation de conflit entre les groupes humains, chacun tendant encore à demeurer enfermé dans sa propre culture morale et à se voir menacé par la simple existence d’autres cultures morales qu’il n’est alors pas question de reconnaître en tant que telles. L’expression même de « culture morale » n’est pas conforme aux usages les plus normaux du langage, surtout lorsqu’elle est au pluriel.
Prédiction : On découvrira que, si tant de personnes ont cru, dans le passé ou de nos jours, que les propositions morales de leurs cultures morales respectives pouvaient être démontrées et justifiées de façon absolue, cela tient au mécanisme même de l’éthos qui les anime.
Précisions 1 : Croyant qu’il existe un Bien et un Mal, et croyant savoir en quoi consistent le Bien et le Mal, il serait mauvais de laisser subsister un doute, que ce soit dans l’esprit de son groupe ou dans celui des autres. Pour être en mesure de blâmer et de punir d’autres personnes, il est en effet indispensable de s’afficher comme certain qu’elles le méritent. Sinon, l’application des règles morales deviendrait très difficile.
Précisions 2 : Il sera possible de parler d’un effet rétroactif de l’impératif sur l’évaluatif : lorsqu’on a décidé qu’un devoir s’impose absolument, on a par le fait même le devoir de le reconnaître et même de le trouver absolument bon, ou infiniment préférable. Cela se trouve prescrit en arrière-plan par ce devoir. Il en découle une séparation nette entre la volonté bonne et la volonté mauvaise, de sorte que, même si l’on dit ne pas vouloir être manichéen (considérer que le monde se divise entre les bons et les méchants), on n’échappe pas à la polarisation du bien et du mal. On croit que certains manquent à leur devoir et que, pour cela, ils doivent être réprouvés. En cas de conflit violent, on divise presque inévitablement le monde entre le bien et le mal.
Prédiction : Les mots « devoir », « promesse » et bien d’autres deviendront éventuellement des mots recommandatifs qui seront employés avec la conscience d’une relativité situationnelle et conformément aux réévaluations que le sujet pourra en faire.
Précisions : Le langage cependant comporte aussi bien la négation, l’ouverture et le dépassement. Il évolue lui-même et fait évoluer. L’élément de motivation morale qui habite le langage y demeurera intact, mais avec une souplesse dont la moralité ancienne ou antérieure aura été pauvre.
Prédiction : On définira la super-évaluation comme une rationalisation de la morale du devoir faite après coup de façon factice, indépendamment de toute évaluation éthique en tant que telle, bien qu’avec les apparences de l’évaluation éthique.
Précisions : Il aura été fréquent que l’on rationalise le devoir moral ou religieux et que l’on prétende démontrer qu’il équivaut à la meilleure action possible. Ce sera parce qu’on aura effectué une super-évaluation. Par exemple, un croyant affirme que sa religion est la meilleure et qu’il se croit capable de dire pourquoi elle est la meilleure, et que donc on doit y croire. Ce sera aussi, généralement, par super-évaluation que l’on continuera encore longtemps de croire plus rationnel de se soumettre aux lois existantes dans son groupe.
Prédiction : On découvrira souvent un éthos primitif qui aura lui-même échappé à toute évaluation éthique.
Prédiction : On appellera « éthocentrisme » la tendance – souvent très forte – dans les groupes d’appartenance identitaires (cultures morales) à imposer la morale impérative de son groupe aux autres groupes, tout en niant leurs éthos moraux respectifs, en particulier dans le cas de deux groupes en conflit l’un contre l’autre.
Prédiction : On reconnaîtra généralement que l’obligation morale en tant que telle ne se déduit pas de l’évaluation morale et qu’elle comporte une dimension supplémentaire.
Prédiction : On découvrira également qu’un grand nombre de problèmes politiques et même que plusieurs conflits armés auront été mus par le devoir de justice vengeresse dirigée contre d’autres groupes.
Prédiction : On arrivera ainsi à inférer que les morales du devoir, avec le système de la réprobation et de la sanction qui les accompagne, n’auront été qu’un moyen utilisé par les différentes cultures morales pour résoudre le problème que pose la réconciliation de l’intérêt individuel et de l’intérêt collectif. Ce faisant, elles auront par ailleurs négligé les questions relatives aux rapports entre les multiples groupes humains.
Précisions : L’individu qui aura contesté « la morale » n’aura contesté généralement en fait qu’une morale reconnue dans son environnement sociohistorique. Le plus souvent, cela aura été le fait d’un individu ou d’un groupe qui trouvait préférable de défendre d’autres intérêts que ceux de la société ambiante.
4 L’autonomie
Prédiction : Peut-être faudra-t-il encore beaucoup de temps avant que nous devenions capables de nous comprendre réellement en tant qu’humanité, et à comprendre et à maîtriser ce qu’il nous importera véritablement de comprendre et de maîtriser.
Précisions : On reconnaîtra que l’humain moderne, pourvu de son expérience historique relativement plus longue, possède une certaine capacité critique, notamment en ce qui concerne l’éthique et la politique, que l’humain du passé ne possédait pas. Quant à la science moderne, elle lui aura conféré un avantage indéniable pour la compréhension et pour l’action, mais cet avantage aura été relatif à une situation passée où sa compréhension de l’Univers et ses habiletés techniques étaient relativement des plus modestes. Tel l’enfant qui apprend à marcher, il s’émerveille d’un début de compétence pour la locomotion qu’il prend vite pour une quasi-omnipotence. Et, tel l’enfant du même âge qui vient de s’ouvrir au monde par ses sens, il croit qu’il sait déjà tout l’essentiel.
Prédiction : L’éthique évaluative ne reviendra pas à réduire l’humain en l’infantilisant mais, au contraire, à le faire grandir par sa prise de conscience progressive de ce qu’il est et de son possible développement matériel et intellectuel à long terme.
Précisions 1 : Un doute méthodique s’exercera dans l’éthique évaluative. Cependant on y raisonnera sans garde-fou; ce doute ne sera pas feint; il consistera réellement à se priver de ses certitudes.
Précisions 2 : Il aura été habituel de comprendre l’autonomie du sujet rationnel comme quelque chose d’absolu. L’autonomie aura représenté la capacité absolue de se donner sa « propre loi », ce qui se comprend comme la capacité adulte de saisir que la loi morale est ce qui, en raison, lui importe. Le sujet rationnel aura été également soi-disant absolu en ce qu’il serait fondamentalement apte à juger du bien et du mal. Il en aura découlé qu’il est entièrement responsable de ses actes et, en cas de manquement, coupable. Cela est conforme à l’éthique impérative du devoir.
Une éthique de la dissidence
Prédiction : L’éthique évaluative se présentera en bonne partie comme une éthique de la dissidence. Elle sera décrite comme une auto-éthique, l’éthique de celui qui sait qu’il peut être dissident de toute loi morale instituée ou conceptualisée dans une culture morale donnée.
Précisions : Il pourra décider de demeurer dans sa culture morale présente et de se conformer aux prescriptions qui y sont faites, ou bien de passer à une autre culture morale et, ainsi, de se conformer à d’autres prescriptions. Il pourra aussi décider de fonder un nouveau groupe générant son propre sentiment d’appartenance, sa propre autorité morale et ses propres prescriptions.
Prédiction : Le respect de l’autre personne dans sa différence et sa liberté consistera entre autres à reconnaître son droit de changer, y compris dans sa relation à notre égard, de changer d’identité et de culture morale, d’être dissidente, et non à lui faire des reproches pour un éventuel engagement non tenu, lequel aura pu être contracté par erreur ou par une trop faible capacité de prévoir les conséquences d’un tel engagement.
Précisions 1 : À la limite, l’éthique impérative aura signifié que le sujet lié par une promesse préférera mourir, ou laisser quelqu’un mourir, plutôt que de faillir à sa promesse; il se sera obligé à condamner la personne qui manque à sa promesse même si elle avait des raisons valables de le faire. Ce ne sera pas là une attitude authentiquement éthique, mais un comportement moral qui relève de l’éthos primitif, une quasi-obsession sacralisée, comme dans le serment, qui tire son origine dans le sacramentum, sacré.
Précisions 2 : Le sens éthique du respect fera réévaluer le devoir, le démythifiera au besoin, en montrant assez paradoxalement par exemple comment il aura été causé, dans l’histoire, par un éthos primitif, causé au sens idéométrique du développement effectif du potentiel réel à partir de conditions initiales dans une situation donnée.
Prédiction : Le sens éthique du respect aura pour effet de favoriser le respect des dissidents plutôt que leur criminalisation.
Précisions : Lorsqu’un individu utilisera la violence pour arriver à ses fins, personne n’aura le devoir de l’en empêcher, de le réprouver ni de le criminaliser; par contre, il importera de chercher à résoudre le problème que ce comportement pose tant pour l’individu que pour les autres, toutes sortes de solutions pouvant être envisagées et jaugées, et personne ne méritera d’être blâmé moralement, par la suite, s’il a pris des moyens qui auront été jugés insuffisants, inefficaces ou incorrects.
Le singleton culturel
Prédiction : On reconnaîtra que tout individu puisse avoir la liberté de fonder ou de s’identifier à un groupe extrêmement restreint; à la limite ce pourra être un groupe qui se réduit à son unique personne. On appellera « singleton culturel » ce type de culture morale. (Cf. Agorathèque : Singleton et Le respect de la différence)
Précisions 1: Comme en mathématique, on distinguera ici entre l’élément x et l’ensemble [x] dont x est le seul élément. Ainsi le singleton devra être reconnu comme un groupe même s’il n’a qu’un seul membre.
Précisions 2: Il découlera de l’éthique évaluative une autre conception du respect de la personne qui consistera à reconnaître la culture morale de cette personne, quelle que soit cette culture morale, et le droit de cette personne à la dissidence de cette culture morale ou de toute autre dont elle pourrait être membre. Il sera entendu cependant que le respect de la personne et de sa culture morale ne signifiera pas accepter tout ce que cette personne dit ou fait ni tout ce qu’on dit ou fait dans cette culture morale. Le respect consistera bien plutôt à reconnaître les potentiels humains (notamment individuels ou culturels) incluant leurs possibilités effectives de changer et d’évoluer.
Tout sera-t-il donc permis?
Prédiction : Au début, on sera troublé par cette nouvelle éthique évaluative. On se posera la question : tout est-il donc permis?
Précisions 1 : Le langage employé couramment se trouve à créer des embûches lorsqu’une personne réfléchit sur des problèmes d’éthique. Il comporte des anomalies. Par exemple, l’expression « tout est permis » connote d’emblée la licence et l’abus. Elle semble devoir signifier que « tout est également valable » ou « presque également valable », ou encore que « tout est presque également recommandable ». En fait, l’approche évaluative encouragera l’évaluation notée des diverses actions possibles. De plus, elle permettra de faire une critique valable des comportements dits criminels. Au lieu de tenir simplement pour acquis qu’il existe des individus et des groupes en soi mauvais ou pervers et qu’il n’y a par conséquent aucune solution véritable pour eux, on entreprendra une critique générale des attitudes déshumanisantes et on cherchera de nouvelles réponses aux problèmes qui se présentent.
Précisions 2 : On aura dit souvent, après Nietzsche : « Dieu est mort », et qu’on peut donc vouloir que tout soit permis. Cela aura voulu dire que l’on conçoit Dieu comme étant celui qui prescrit des interdictions absolues. On se demandera souvent, plutôt, pourquoi pas voir la divinité comme celle qui donne le sens à nos actions et qui nous veut libres de les évaluer nous-mêmes?
Précisions 3: Le dissident n’est pas sans éthique, mais il refuse de suivre l’éthique de ceux dont il est dissident.
Un tableau récapitulatif
Le tableau idéométrique qui suit résume brièvement le contenu de l’article tout en éclairant à la fois le développement psychique de l’enfant et le développement moral de l’humanité actuelle et à venir.
Pour en apprendre sur l’enfant et surtout sur l’humanité actuelle
| Idéomorphies | Enfant (de 18 mois environ) | Humanité actuelle |
| La structure complète débute ses relations avec l’environnement et se développe rapidement. | L’enfant s’ouvre au monde par ses sens. | L’humanité moderne découvre la richesse et l’efficacité de la recherche mathématique, scientifique et technologique. |
| La structure complète développe sa capacité propre de locomotion et d’attraction-répulsion. | L’enfant se découvre capable de se déplacer seul (sans l’aide physique et psychologique de ses parents) dans son environnement. | L’humanité découvre sa capacité de se motiver de façon matérialiste (sans divinités), en développant la vie démocratique. |
| La structure complète découvre son potentiel réel de réaction ou de réflexion. | L’enfant s’émerveille d’un début de compétence. | L’humanité découvre la science moderne. |
| La structure complète se développe normalement en passant par des phases d’auto-organisation. | L’enfant tend à se croire déjà autonome. | L’humanité se croit à l’apogée de ses connaissances scientifiques et de ses moyens technologiques, de la société démocratique se développant vers plus de justice. |
| L’inadéquation des mouvements adaptés de la structure complète fait partie de son développement. | L’enfant se heurte à sa propre ignorance même s’il a tendance à se montrer juge de ce qui doit être et de ce qui doit être fait. | L’humanité découvre un grand nombre de questions et de problèmes auxquels elle ne peut répondre encore même si elle tend au départ à formuler des lois sur ce qu’elle doit être et sur ce qu’elle doit faire. |
| Les perceptions/réflexions internes de la structure complète s’auto-organisent et semblent déterminées (pas d’effectivité réfléchie). | L’enfant acquiert des connaissances sur ce qu’il est et ce qu’il veut, mais il se trompe sur ce qui est nécessaire, obligatoire. | L’éthique se développe en passant par la recherche dans les domaines de l’éthique, notamment la critique de la morale. |
| La structure complète développe de riches potentialités réelles libérées par l’émergence de son code de complexification auto-réplicatif. | L’enfant acquiert la capacité du langage en passant par la perception des sons de l’entourage comme signaux, puis comme mots et comme propositions simples. | L’humanité effectue des découvertes scientifiques au moyen d’analogies puis, de plus en plus, par des correspondances, des séquences et des tableaux idéométriques relativement simples. |
| La structure complète passe par des phases complexes de développement interne impliquant son code de complexification autoréplicative. | L’enfant est conscient de se tromper souvent sur ce qu’il est et ce qu’il veut, et poursuit son développement avec et par l’emploi du langage. | De nouveaux développements s’effectuent en éthique, qui passent par la morale des devoirs, leur relativisation, puis par le développement de l’idéométrie. |
| La structure complète reproduit autoréplicativement ses possibilités réelles et leurs limites, notamment leur centrage sur soi. | L’enfant apprend à évaluer ses choix et ses limites, notamment ses limites égocentriques. | L’humanité poursuit son développement en acquérant la capacité d’évaluer ses options théoriques et pratiques. Elle passe des éthiques du devoir à l’éthique évaluative et à la critique de l’éthocentrisme. |